Par Andrée O'Neill 

Selon les dernières projections du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, la Terre a atteint un réchauffement de 1,2 degré Celsius par rapport à la température de l’ère préindustrielle, tout près du point de non-retour déterminé par le GIEC à 1,5 degré. 

« Nous sommes tous dans le même bateau » ; « Personne, riche ou pauvre, ne pourra échapper aux effets des changements climatiques », affirment de nombreux écologistes. 

Faux, réplique Marco Armiero, professeur à l’Université autonome de Barcelone dans Poubellocène. Chroniques de l’ère des déchets. Les riches pourront encore et toujours s’en tirer. Pour bien faire l’analogie maritime, il ouvre son essai sur la tragédie du Titanic, où celles et ceux qui ont péri dans les eaux glacées de l’Atlantique étaient en grande majorité des passagers et passagères de 2e et surtout de 3e classe. 

Marco Armiero oppose au concept d’Anthropocène, qui désigne les effets incontournables des comportements des humains sur la géologie et les écosystèmes à l’ère actuelle, celui de Poubellocène, qu’il définit non seulement par tous les déchets « qu’on jette à tout vent », mais par les rapports socioécologiques qui mettent au rebut aussi bien des lieux que des êtres vivants, humains ou non. 

De nombreuses critiques ont reproché à son ouvrage d’être trop théorique, mais Marco Armiero a passé de nombreuses années aux premières loges du Poubellocène : il est né et a grandi à Naples, ville reine des détritus instruments de pouvoir, dont la gestion des matières résiduelles est de longue date aux mains de la mafia. Il a vécu de première main les effets délétères des ordures sur les milieux habités. 

Nous déposons nos sacs de lait dans notre bac bleu sans nous soucier que ces sacs aboutiront dans des décharges en Asie, où des gens très pauvres, le plus souvent des femmes et des enfants, s’éreinteront à les trier ou à les incinérer. Nous croyons naïvement que les pots de confiture que nous jetons au recyclage redeviendront du verre. Mais ils entrent plutôt dans la composition de l’asphalte (puisqu’il faut bien élargir nos routes, dont dépend l’industrie du pétrole et de la batterie d’auto) ou de matériaux de remblaiement dans les sites d’enfouissement (parce que quand tous ces vêtements fabriqués dans des ateliers de misère au Bangladesh ne nous apportent plus de joie, comme le dit la papesse du désencombrement Marie Kondo, il faut bien s’en débarrasser à un moment donné). Le capitalisme tire profit des déchets, qui maintiennent la domination d’une partie de la population sur les autres. Et cela, nous ne voulons pas le voir. 

La COVID-19 s’est invitée peu avant que le Poubellocène soit terminé, mais Marco Armiero remarque, pour terminer son essai sur une note d’espoir, que la pandémie a donné lieu à des « pratiques citoyennes porteuses d’avenir » et que « des brèches sont apparues dans le mur étanche qui sépare les êtres qui valent quelque chose de ceux qui ne valent rien ». Ces brèches, « il ne faut surtout pas les colmater, il faut s’en servir comme appui pour abattre le mur ». 

Marco Armiero, Poubellocène, Chronique de l’ère des déchets, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé, Lux éditeur, 2024. 

Chronique de l'ère des déchets