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Par Charles Beaudoin-Jobin
Le point de départ de mes réflexions sur les bancs publics fut celui de penser l’espace des ralentissements. Les bancs publics, en apparence banals, forment pourtant la trame précieuse de notre vie en société. J’ai ainsi tenté par une « ode à ces lieux » de tirer une sociologie de notre relation au monde, ouvrant par là une fenêtre sur les espaces disponibles hors des contraintes d’accélération de nos sociétés, pour reprendre le sociologue Harmut Rosa (1) . Les bancs publics sont une empreinte sur le quotidien ; ils parlent de nos villes et des espaces qui suggèrent un arrêt, une pause, un temps de repos. Ils permettent de saisir le passage entre la vitesse, les voitures, la cacophonie ambiante, l’anonymat, les passages incessants, et ce qui se pose, se transpose en images au ralenti. Ils offrent une expérience sociale des décalages entre les formes d’accélération de nos existences pressurisées et celles qui encore nous permettent de les comprendre, un temps décolonisé des ralentissements.
Ils sont une parenthèse sur la familiarité du monde, sur ce qu’on connaît, ce qu’on croit connaître et ce qu’on prétend savoir. Ils sont une distance critique nécessaire envers ce monde, pour qu’il cesse d’aller de soi et d’aller droit dans le mur... C’est l’étrangeté de ces temps d’arrêt qui m’intéresse ici, et qui nous font voir les choses bien autrement. Ce sont ces temps souvent perdus dans les méandres de la course folle de nos quotidiens à bout de souffle, de nos sociétés du toujours plus et du jamais assez.
Cette étrangeté possible, c’est le rythme au ralenti de l’enfance, avec ses regards neufs, renouvelés, ses étrangetés fécondes, ses émerveillements, ses questionnements étonnants, pertinents, dérangeants. Ces regards qui prennent le temps sont rares et précieux. Ils permettent pourtant une ouverture, un décloisonnement, un délaissement de nos œillères, une distance interrogatrice. « Les enfants sont les meilleurs théoricien·nes, car ils n’ont pas encore été formés à accepter nos pratiques sociales routinières comme " naturelles ", et tiennent donc à poser des questions sur ces pratiques qui sont de façon embarrassante les plus générales et les plus fondamentales, les considérant avec une distance interrogatrice, oubliée depuis longtemps en tant qu’adultes. Puisqu’ils n’estiment pas encore nos pratiques sociales inévitables, ils ne voient pas pourquoi on ne pourrait pas faire autrement. » (2)
Ces regards, c’est une façon de défier le statu quo. C’est une ouverture à penser autrement notre quotidien, nos accoutumances, nos habitudes de transport, de consommation, mode d’appropriation, d’exclusion, de privatisation, notre rapport à ce qu’habiter le monde veut dire. C’est rendre les villes à l’échelle de l’enfance, de tout ce qui demande ralentissement; des rues piétonnes, de bancs publics, de l’agriculture urbaine, du public, du commun.
C’est replacer au cœur des villes, de nos sociétés, de notre monde, quelque chose qui puisse être vécu, ressenti, un « être au monde dans sa forme vivante » (3). Apprendre de ce « regard », transgresser ces rythmes d’efficacité, de rendement, de rationalisation, du « temps c’est de l’argent », prendre un pas de recul sur cette cadence et ses rapports au monde, celle de l’intensification incessante de la vie nerveuse, du tout-travail, en devenir « blasé », pour reprendre la figure de Georg Simmel. C’est expérimenter dans les plis du social, la pratique concrète du monde, comme le dit Rosa, comme « point de résonnance». C’est s’accorder le droit à un autre mode de relation, celui qui ne soit plus aliéné à l’insensibilité face aux objets, aux gens et au monde. « Le blasé », écrit Georg Simmel, dans La philosophie de l’argent « [...] est tout à fait incapable de ressentir les différences de valeurs, pour lui, toutes choses baignent dans une totalité uniformément morne et grise ; rien de vaut la peine de se laisser entraîner à une réaction quelconque » (4).
À partir de ces lieux que sont les bancs publics, il est possible de repenser un autre droit à la ville, celui d’espaces sains et sécuritaires, de lieux de ralentissement et d’émancipation, de réflexions sur nos milieux de vie, un droit qui redonne aux gens, dans toutes leurs diversités, leurs rythmes et leurs cadences, une autre manière d’expérimenter l’espace, de le ressentir, et qui puisse permettre des formes de résonances entre la rencontre, le retrait et le collectif.
Ce droit, par une reconnaissance d’une culture du quotidien, est celui, pour reprendre André Gorz dans Ecologica, de« la défense d’un monde vécu ». C’est, par la distance interrogatrice, laisser place à ce qui peut être autrement dans de nombreux domaines de la vie sociale. « Le poursuivre dans une perspective de montée en qualité humaine nécessite un renouvellement de tous les imaginaires de la relation » (5).
(1) Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.
(2) Terry Eagleton, The Signifiance of Theory, dans Bell Hooks, Apprendre à transgresser. L’éducation comme pratique de la liberté, M Éditeur, 2022, p.59.
(3) Harmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020, p.42.
(4) Georg Simmel, La philosophie de l’argent, PUF, 1987, p.308.
(5) Felwine Sarr, Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Mémoire d’encrier, 2017, p.23.